1.- Le système métaphysique de Plotin.
La caractéristique principale du système métaphysique de Plotin est qu’il repose sur l’absolue transcendance de l’Un qui apparaît « comme la condition suprême de la vie spirituelle, le principe grâce auquel l’Intelligence peut se créer des objets et les contempler. »[1] La totalité du réel découle de lui par un double mouvement de procession et de conversion faisant apparaître différents plans de la réalité, comme le résume Émile Bréhier : « Au sommet, l’Un, d’où procède l’Intelligence ; de l’Intelligence, à son tour, procède l’Âme. Chacun de ces étages de la réalité contient toute chose (toutes choses qui se sépareront dans l’espace), mais à des degrés différents de complexité. L’Un comprend tout sans aucune distinction. L’Intelligence contient tous les êtres ; mais s’ils y sont distincts, ils sont solidaires, et chacun d’eux contient en puissance tous les autres. Dans l’Âme les choses tendent à se distinguer les unes des autres, jusqu’à ce qu’elles arrivent, à la limite, à se dissiper et à s’éparpiller dans le monde sensible. »[2]
L’Âme, selon Plotin, semble donc être cette hypostase charnière entre l’unité et la multiplicité ; entre l’éternité et le temps ; entre l’intelligible et le sensible. « Associée aux corps, l’Âme, bien qu’elle tire son être de l’Intelligence, atteste des différences et des oppositions qui rendent les choses étrangères entre elles. »[3] L’Âme, en son état natif, « n’est que l’indétermination du Νους qui surabonde. Or cette indétermination n’est pas une ‘unité indéterminée’, mais elle est la ‘multiple puissance’ de l’Intelligence. »[4] Elle est le principe du dernier degré de la réalité, le monde sensible, la matière. Plotin innove, car « il intègre l’Âme du monde dans le Tout, sans coupure véritable »[5], comme nous le verrons ci-après. C’est cette position et ce rôle particuliers de l’Âme qui a retenu notre intérêt, et même une certaine caractéristique que Plotin défend dans son huitième traité. Porphyre a placé ce court texte à la fin de la quatrième ennéade, celle qui est consacrée à l’Âme. Ce traité, intitulé « Si toutes les âmes n’en sont qu’une »[6], nous permettra de constater, d’une part, les emprunts, les références ou les oppositions à Platon, Aristote et aux stoïciens ; et, d’autre part, l’originalité de la pensée plotinienne.
2.-La première phrase du huitième traité.
La première phrase du traité 8 montre que nous sommes dans la poursuite d’une discussion ou d’un enseignement sur l’Âme. Plotin rappelle ce qui a été dit auparavant, c’est-à-dire dans le traité 2 (IV, 7), Sur l’immortalité de l’âme ; le traité 4 (IV, 2), Sur la réalité de l’âme ; et le traité 6 (IV, 8), Sur la descente de l’âme dans les corps. Cette première phrase, qui est une question, mentionne que l’unité de l’Âme a déjà été démontrée. Dans le traité 4 (IV, 2), Plotin mentionnait cette particularité de l’Âme d’être l’hypostase charnière entre l’unité et la multiplicité. L’Âme « est tout à la fois divisée et elle n’est pas divisée, ou plutôt, elle n’est pas elle-même divisée et elle n’admet point la division. Elle reste en effet tout entière avec elle-même, mais « elle est divisée dans les corps » du fait de la divisibilité qui appartient en propre aux corps, lesquels ne peuvent recevoir l’âme sous le mode de l’indivision. Dès lors, sa division est une affection des corps, non pas de l’âme. »[7] Dans son explication, il citait un passage du Timée où Platon raconte la création de l’âme du monde.[8] Dans le traité 2 (IV, 2), Plotin démontrait que l’Âme est immortelle en argumentant qu’elle n’est pas un corps, ce qui « rend évident le fait que l’âme est apparentée à la nature divine et éternelle. »[9] Dans le traité 6 (IV, 8), après avoir fait référence à Héraclite, Empédocle et Pythagore, il mettait en exergue l’enseignement de Platon « qui a dit beaucoup de belles choses sur l’âme et qui a souvent traité dans ses œuvres de sa venue en ce monde. »[10] Cette entrée en matière lui permet de se différencier de Platon en élaborant une théorie originale.
Tout au long de son enseignement, Plotin cite abondamment Platon dont il se fait l’exégète. « La lecture et l’exégèse figurent en effet au tout premier rang dans l’instauration de la philosophie plotinienne. »[11] Il considère que Platon n’a pas toujours de solution unique ou définitive aux problèmes qu’il traite. Il aborde donc le texte par un questionnement. « Plotin commence ses traités par une aporie et, comme aporie, c’est souvent un problème platonicien. »[12]
Avant de poursuivre notre lecture du traité 8 (IV, 9), rappelons-nous l’enseignement de Platon sur l’Âme.
Selon Platon, l’Âme est le principe de vie et donc de mouvement des êtres vivants. Pour tenir cette fonction de principe, l’Âme doit donc être « le mouvement capable de se mouvoir lui-même. »[13] Elle est également considérée par Platon comme déchue du monde des Idées, descendue dans les corps. Par ailleurs, l’Âme doit être identifiée aux mouvements qu’elle anime. Dans ces mouvements psychiques, Platon distingue trois espèces qui entrent parfois en conflit : la partie désirante, la partie ardente et la partie rationnelle. Seule, la partie rationnelle de l’Âme est immortelle et se sépare du corps à la mort de celui-ci. « L’âme est donc automotrice et, comme telle, immortelle, tandis que le corps, parce qu’il reçoit c’elle son mouvement, est mortel. »[14] Platon l’explique en termes mythiques dans le Timée : « Ceux-ci [les dieux mortels], imitant leur auteur [Dieu], et ayant reçu de lui le principe immortel de l’âme, ont enveloppé ce principe du corps mortel qui l’accompagne ; ils lui ont donné pour véhicule le corps tout entier. De plus, ils ont façonné en lui une autre sorte d’âme, la seule mortelle. Celle-ci comporte en elle des passions redoutables et inévitables. »[15] C’est à juste titre que Plotin affirme que Platon « ne dit pas toujours la même chose »[16] ; Lambros Couloubaritsis résume le caractère évolutif de l’enseignement de Platon sur l’Âme en rappelant que c’est « au moment où nous apprenons, grâce au Premier Alcibiade, que l’homme s’identifie à l’âme, et que dans son âme se tient quelque chose de divin, nous découvrons que le nombre d’activités qui sont associées à l’âme se multiplient et qu’elles ne sont plus réductibles aux seules passions, comme le prétendent certains socratiques (Antisthène ou Aristippe). Le savoir et les vertus conduisent à un questionnement plus radical concernant la possibilité, non seulement d’aspirer à la sagesse, mais d’acquérir des formes de sagesse comme la science et la sagesse éthique. Dorénavant, la question de l’âme devient centrale et ne cessera d’accompagner les réflexions de Platon jusque dans son dernier ouvrage, les Lois, où elle sera identifiée avec la véritable physis, comme ce qui précède toute matière et tout corps. »[17]
N’en doutons pas, Plotin est un lecteur de Platon sur qui il fait reposer les principes fondamentaux de sa philosophie. Platon est une source pour Plotin qui pourtant, à certains égards, manifeste sa différence. Platon sert de fil conducteur mais aussi de mesure par rapport à ses autres emprunts. Les différences, ce qui fait l’originalité de Plotin, nous en découvrirons déjà dans le traité que nous commentons.
Mais revenons à la première phrase du traité 8 (IV, 9). Or, cette première phrase est une question. Plotin demande s’il est possible de comparer deux situations ou, plus exactement, de voir s’il est possible à partir d’une situation donnée d’en déduire une autre par simple analogie. C’est évidemment un exercice de rhétorique qui conduira Plotin à répondre par l’affirmative.
La situation donnée est la théorie sur l’Âme qu’il a développée dans les traités antérieurs : l’Âme est « tout entière présente en tout lieu du corps. »[18] Nous l’avons vu plus haut, Plotin emprunte à Platon l’idée que l’Âme est divisible dans les corps sans perdre son indivisibilité. Il introduit alors la situation nouvelle : « Est-il possible de soutenir, de la même manière, que mon âme, ton âme et toutes les âmes n’en sont qu’une ? »[19]
3.- Exposé de la thèse du huitième traité.
Dès la première phrase du traité, Plotin nous introduit à une idée tout à fait originale. Il passe de l’unité de l’Âme, comprise au sens d’une homogénéité, d’une unité dans l’individualité, à l’unité de toutes les Âmes entre elles. Plotin poursuit en apportant un nouvel argument. Il se réfère à l’Âme de l’univers, l’Âme qui est en toutes choses, et qu’il affirme unique. Il pose alors la question : « Pour quelle raison, en effet, l’âme qui est en moi serait-elle une, tandis que l’âme qui est dans l’univers ne le serait pas ? »[20] Car ce qu’il nomme l’Âme de l’univers est bien unique. Rappelons-nous que l’Âme, chez Plotin, est une hypostase charnière entre l’unité et la multiplicité. En fait, « il n’y a d’autre différence entre l’âme et l’esprit qu’un degré inférieur d’involution de l’âme : celle-ci naît de l’esprit comme le plus divisé du moins divisé. »[21] En parlant d’Âme de l’univers, Plotin nous amène à la limite entre l’Intelligence et l’Âme. C’est l’Âme avant la procession du monde sensible, de l’ordre empirique.[22] Plotin le précise : « Là-bas, en effet, il n’y a ni masse ni corps. »[23] Nous sommes bien dans ce « lieu » ou dans ce « moment » métaphysique où la matière n’existe pas. La masse et le corps sont des unités de grandeur qui impliquent la divisibilité.[24] Avec ce que Plotin nomme l’Âme de l’univers, nous sommes en-deçà, à la limite entre νους et ψυχη. L’affirmation donnée ensuite par Plotin, apparaît alors comme un conclusion logique : « Si donc c’est de l’âme de l’univers que viennent mon âme et la tienne, et si cette âme est une, il faut aussi que ces âmes soient une. »[25] Revoilà confirmé l’unité de chaque âme. Alors Plotin poursuit : « Mais si l’âme de l’univers et mon âme viennent d’une âme qui est une, il faut que toutes les âmes n’en soient qu’une. »[26] Voilà donc ce qui est particulier à la pensée de Plotin et qui fait l’objet du huitième traité. Mais tout de suite une question se pose et c’est ainsi qu’il conclut l’exposé de sa théorie : « Quelle est cette âme qui est une ? »[27] Plotin sait bien que l’idée d’une unicité de l’ensemble des âmes n’est pas sans soulever certaines questions et poser certaines difficultés. C’est cela qu’il va exposer dans le restant du premier chapitre.
4.- Difficultés et objections.
Toutes les âmes sont issues de l’Âme unique, l’Âme hypostase. En affirmant que toutes les âmes n’en sont qu’une, Plotin dépasse l’idée de l’homogénéité de chaque âme. Il se demande donc, formulant lui-même une première objection, s’il est bien correct de soutenir cette nouvelle affirmation. « N’est-il pas en effet absurde de soutenir que mon âme et celle d’un autre individu quelconque n’en font qu’une ? »[28] Absurde, parce que cette idée va à l’encontre du sens commun qui manifeste comme une évidence l’individualité de chaque être vivant. Absurde, parce qu’il faudrait alors supposer que chaque être vivant partage les mêmes sensations qu’un autre, par exemple. Si nous acceptons que toutes les âmes n’en sont qu’une, alors, nous devrons éprouver ensemble les mêmes affections, non seulement les uns par rapport aux autres, mais aussi l’ensemble des être vivants par rapport à l’univers. En effet, « si j’éprouve une affection, l’univers devra l’éprouver en même temps que moi »[29], affirme Plotin. Il soulève encore une autre difficulté en rappelant la distinction entre, d’une part, l’âme rationnelle que possèdent humains et animaux et, d’autre part, l’âme irrationnelle des plantes. Voilà une difficulté majeure. Les plantes, qui sont aussi des vivants comme il l’affirme dans son traité sur le bonheur[30], reprenant l’enseignement de Platon dans le Timée[31], possède la forme de vie la plus élémentaire puisqu’elles n’ont pas la sensation. En elles, l’âme n’exerce qu’une faculté végétative. C’est l’âme irrationnelle. Mais si toutes les âmes n’en sont qu’une, comment « peut-il y avoir une âme rationnelle et une âme irrationnelle, une âme dans les animaux et une âme dans les plantes ? »[32]
Après avoir formulé ces deux objections, Plotin nous ramène à l’essentiel de sa théorie métaphysique, l’hénologie. Il y a, selon lui, un « monde supérieur dont les âmes sont originaires et où elles doivent retourner »[33] et ce monde supérieur aboutit à « l’Un absolu sans distinction et sans variété. »[34] Si donc les objections qu’il a lui-même soulevées sont recevables, elles n’en constituent pas moins une contradiction à l’unité de l’univers. Si nous n’admettons pas la thèse qui veut que toutes les âmes n’en sont qu’une, nous nous opposons à l’idée que l’univers est un et qu’il y a un principe unique des âmes. Les problèmes soulevés par ces objections doivent donc être résolus. C’est ce qu’il va s’efforcer de faire dans les deux chapitres suivants.
5. Réponses aux difficultés et aux objections.
Dans le deuxième chapitre du traité, Plotin va répondre à la première objection : Si toutes les âmes n’en sont qu’une, comment expliquer les différences entre les âmes individuelles ? « Si mon âme et celle de quelqu’un d’autre n’en sont qu’une, il n’est pas vrai pour autant que le composé soit le même pour nous deux. »[35] Ce qu’il appelle ‘composé’, c’est le vivant qui se compose d’une âme et d’un corps. Il explicitera cette expression dans le vingt-septième traité, notamment, en déclarant que « c’est le vivant, c’est-à-dire le composé, qui intervient dans les sensations en acte (…) et c’est pour cela qu’il est qualifié d’œuvre commune. »[36] Pour illustrer son affirmation, Plotin prend l’exemple du mouvement. S’adressant à un interlocuteur fictif, il lui demande d’imaginer qu’il est au repos tandis que lui, Plotin, est en mouvement. Ce qui est le même dans un cas comme dans l’autre « sera en moi en mouvement, en toi au repos. Et il n’est en effet ni absurde ni même paradoxal de soutenir que la même chose est en moi qui me meus et en toi qui ne te meus pas. »[37] Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un individu accomplit un acte ou qu’il éprouve une sensation qu’un autre doit accomplir le même acte ou éprouver la même sensation. C’est un peu, nous dit Plotin, comme la relation qu’un corps entretient avec les parties qui le composent : Ainsi, « ce n’est pas davantage une main qui sent la sensation qui affecte l’autre, c’est l’âme qui est dans tout le corps. »[38] Nous nommerons cette thèse, l’argument de la comparaison.
On notera au passage les précautions prises par Plotin dans l’exposition de sa théorie. Des expressions comme « il n’est pas absurde ni même paradoxal » montrent bien qu’il est conscient de troubler les esprits habitués à la lecture de Platon. Cette théorie de l’unité de toutes les âmes est une innovation plotinienne qu’il faut encore étayer par des arguments.
Plotin poursuit en complétant l’argument de la comparaison : « Il faut prêter attention au fait que, même parmi celles qui ne se produisent que dans un seul et même corps, beaucoup de choses échappent à l’ensemble du corps ; et cela est d’autant plus vrai lorsque le corps est d’une grandeur considérable. »[39] C’est l’argument de la taille qui est avancé ici. Plotin prend l’exemple des grands animaux marins. Une sensation éprouvée à un bout ne peut être ressenti à l’autre bout, pense-t-il. C’est une question d’importance du mouvement. Il reprend ici l’idée de Platon qui prétendait qu’un certain degré de sensation était nécessaire pour que l’âme le ressente. De même, si toutes les âmes ne forment qu’une seule Âme, il est logique d’appliquer le même raisonnement. En quelque sorte, l’affect reste local et ne perturbe pas les âmes qui composent l’Âme.
Avec toujours les mêmes précautions oratoires, Plotin ajoute qu’« il n’est toutefois pas absurde de soutenir qu’il existe une affection commune, et il ne faut pas non plus refuser de le reconnaître, mais il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’une impression sensible. »[40] Il nous conduit maintenant sur un autre plan en passant du domaine des sensations physiques à celui des principes moraux. Le vice peut être en un individu et la vertu en un autre de la même manière qu’il nous avait montré que la même chose peut être en mouvement chez l’un et en repos chez l’autre. Arrivé à ce point, Plotin nous met en garde contre la tentation de penser « que l’âme est une au sens où elle n’aurait absolument pas part à la pluralité. »[41] Il réaffirme donc l’idée que l’âme est à la fois une et plusieurs et cite à l’appui un passage du Timée de Platon[42].
Plotin, enfin, apporte un nouveau complément à l’argument de la comparaison, c’est celui de la partie dominante. Il explique que l’affect qui surgit dans une petite partie ne domine pas l’ensemble, mais que l’affect qui survient dans la partie la plus grande produit un effet sur l’ensemble. En appliquant ce principe à l’ensemble de toutes les âmes, on peut donc supposer que « les influences que l’univers exerce sur chacun d’entre nous sont beaucoup plus évidentes, puisque des individus éprouvent en beaucoup de lieux les mêmes affections que le tout, tandis qu’on ne voit pas bien si les influences qui dépendent de nous ont un effet sur l’univers. »[43]
Plotin veut alors répondre à une objection supplémentaire. Les affects, que nous subissons tous, nous conduisent à partager nos peines et dans la sympathie. Cet élan de bienveillance et de compassion serait rendu nécessaire parce que nous ne sommes justement pas une seule âme. À cela, Plotin, que la possibilité même de nous rapprocher constitue un argument en faveur d’une âme unique pour tous les vivants.
Ainsi se termine, provisoirement, l’argumentation de Plotin en réponse à la première des deux objections qu’il avait soulevées. Il va répondre à présent à la deuxième objection, celle qui voulait que l’existence d’une âme rationnelle et d’une âme irrationnelle s’accordât mal avec sa théorie que toutes les âmes n’en sont qu’une.
À la deuxième objection, répond que « c’est parce que ce qui est indivisible en elle [l’Âme] doit être mis au rang de la raison, car ce qui est indivisible en elle n’est pas divisé dans les corps, tandis que ce qui est divisé dans les corps se trouve, même en étant un et le même, divisé dans les corps en y procurant partout la sensation. »[44] Il reprend là la théorie de Platon, et il ajoute que ce qui, dans l’âme, « est en mesure de façonner et de fabriquer des corps est encore une puissance. »[45] Le vocabulaire employé par Plotin nous rappelle celui d’Aristote, on pourrait dire que l’entéléchie de l’âme est de fabriquer des corps, de se disperser dans la matière. Cependant, ne nous y trompons pas, pour Plotin, « l’âme n’est pas de ce monde ; elle n’est engagée dans l’ordre visible qu’accidentellement, et pour son malheur, par suite d’une chute. »[46] La théorie de Plotin repose sur sa lecture de Platon. On remarquera, d’ailleurs, qu’il reprend la distinction platonicienne des trois états de l’Âme. À la partie désirante correspond ce qu’il appelle l’âme végétative ; à la partie ardente, ce qu’il nomme l’âme irrationnelle et à la partie rationnelle, ce qu’il désigne comme l’élément indivisible et intellectif. Mais laissons Plotin poursuivre son explication. Ce n’est pas, dit-il, « parce que l’âme a plusieurs puissances qu’elle n’est pas une. Car dans la semence aussi il y a plusieurs puissances, et la semence reste une. »[47] C’est δυνάμεις qui est employé ici, et donc ‘puissances’ au sens de ‘possibilités’. Nous rejoignons ici la thèse défendue par Jean-Marc Narbonne qui situe la possibilité dans une nature préexistante, ce qui « correspond d’ailleurs au sens archaïque du terme dynamis qui a été lui-même très tôt rapproché du terme de nature, physis. »[48] Le possible est un possible selon la puissance (κατα δυναμις) particulière de quelque chose. Ce détail nous semble important car il souligne la relation entre la possibilité et l’Âme préexistante.
D’une seule semence naissent plusieurs choses, comme d’une seule Âme naissent plusieurs âmes, plusieurs êtres vivants dont les possibilités sont différentes. Cette diversité est possible « dans le cas de l’âme qui reste une, même si on dit qu’elle est partout dans le corps, la sensation n’est pas semblable dans toutes les parties, la raison n’est pas dans l’ensemble, et la puissance végétative se trouve aussi dans des parties qui n’ont pas la sensation. Et pourtant, elle retourne rapidement à l’unité, lorsqu’elle se retire du corps. »[49] Comme d’une même semence, de l’Âme naissent l’âme rationnelle, l’âme irrationnelle et l’âme végétative, et la mort permet un retour vers l’unité. Plotin apporte une précision sur l’âme végétative, sorte de puissance nutritive issue de l’âme du monde, la nature. Cette âme du monde façonne les corps par automatisme, sans réflexion. Et il ajoute que « cela a été dit pour que l’on ne s’étonne pas du retour de l’âme vers l’unité. »[50] Que faut-il comprendre ? Rappelons-nous l’objection qui avait été formulée. Si toutes les âmes n’en sont qu’une, comment expliquer qu’il existe une âme rationnelle, une âme irrationnelle et une âme végétative ? Un homme, un cheval et un arbre sont-ils une même âme ? Plotin aborde cette question dans un autre texte. « Est-ce que l’indivisible et le divisible se trouvent au même endroit comme s’ils étaient mélangés, ou est-ce que l’indivisible est ailleurs et sous un autre rapport, le divisible lui étant contigu et constituant une autre partie de l’âme »[51] ? À cela Plotin répond en donnant une qualification à ce qui est divisible, il rappelle d’ailleurs que Platon ne dit pas que l’âme est divisée, mais qu’elle devient divisible dans les corps. « Il faut bien voir de quelle sorte d’âme a besoin le corps pour qu’il y ait vie, et ce qui dans l’âme doit être partout présent dans le corps en son entier »[52], dit-il et il poursuit en expliquant qu’il s’agit de la faculté sensitive. Cette faculté forme un tout, elle est entière, et elle est présente partout dans le corps, dès lors « on doit dire non pas qu’elle est purement et simplement divisée, mais qu’elle devient divisible dans les corps. »[53] L’âme végétative peut être considérée comme « la puissance de toutes choses »[54], c’est un principe de vie devant lequel Plotin s’émerveille de voir « comment la multiplicité de la vie est provenue de ce qui n’était pas multiple, et comment la multiplicité n’aurait pas existé s’il n’y avait eu avant elle ce qui n’est pas multiple. »[55] Car un principe ne peut être divisé sinon il perd son caractère de principe. C’est pourquoi, ajoute-t-il, « la remontée se fait vers l’un. »[56]
Une fois de plus, Plotin reprend la question délicate de la multiplicité dans l’unité. L’âme est-elle une parce que nous sommes issus d’une seule Âme ou bien toutes les âmes n’en sont qu’une ? Si toutes les âmes viennent d’une seule Âme, celle-ci est-elle divisée en partie ou bien tout en restant entière produit-elle plusieurs âmes. Il a alors cette proposition surprenante : « Appelons-en au dieu pour qu’il vienne à notre aide »[57]. Quel est ce dieu ? Kronos, père de Zeus. Kronos, le dieu qui avale ses enfants. Kronos qui engendre Zeus tout comme l’Intelligence engendre l’Âme. « La généalogie ‘mythique’ Ouranos-Kronos-Zeus correspond ainsi, selon Plotin, à la généalogie ‘ontologique’ Un-Intellect-Âme. »[58] Les hypostases s’engendrent comme les dieux mythiques, mais l’idée de la dévoration de l’un par l’autre peut éventuellement rappeler les liens de procession et de conversion qui les unissent. Mais revenons au texte. Plotin passe en revue d’autres hypothèses au sujet de l’Âme. L’hypothèse stoïcienne de l’Âme conçue comme un corps nous conduirait à penser les âmes comme « des parties de ce corps, chacune étant dans une réalité totalement différente. »[59] À l’opposé, l’hypothèse d’Anaxagore nous inciterait à concevoir les âmes comme différentes par la masse mais identiques par la forme. Cette réflexion est à rapprocher de ce que Plotin développera ultérieurement. Selon lui, le monde « se trouve dans une âme qui le soutient et il n’est rien en lui qui n’ait part à cette âme. »[60] Et il ajoutera que « par nature, l’âme est si grande, et cela parce qu’elle est dépourvue de grandeur, qu’elle renferme le corps dans sa totalité en un même lieu, et partout où ce corps s’étend, là est l’âme. »[61]
Plotin conclut. Il y a deux possibilités qui s’offrent à nous. Il s’agit soit « d’une seule et même âme qui subsiste dans une pluralité de corps »[62], soit d’une Âme « qui, elle, ne se trouve pas dans une pluralité de corps, mais de laquelle vient l’âme unique qui se trouve dans une pluralité de corps »[63], et pour laquelle Plotin évoque la métaphore aristotélicienne de l’empreinte dans la cire.[64] Nous avons d’un côté une Âme une qui s’épuise dans la pluralité, et de l’autre côté une Âme incorporelle, « mais la thèse que nous posons à présent est que l’âme est incorporelle et qu’elle est une réalité. »[65]
6. Justification de la thèse.
D’emblée, Plotin pose le problème. Comment la réalité peut-elle être à la fois une et multiple ? S’il est acceptable que toutes les âmes soient issues d’une Âme unique, l’idée d’une Âme unique englobant l’ensemble de la réalité dans toute sa diversité paraît insensée. Selon Plotin, « la pluralité vient de la réalité qui est une et entière, et qui reste ce qu’elle est. Cette réalité est donc unique, tandis que la pluralité se réduit à elle, qui se donne elle-même sans s’abandonner à une multiplicité. »[66] Plotin va prendre l’exemple de la science qui forme un tout dont diverses parties sont issues, ou encore de la semence qui forme aussi un tout mais de laquelle est issue une grande diversité. N’y aurait-il pas là une confusion entre le tout et les parties ? Un interlocuteur, probablement fictif, pose la question à propos de la science, et Plotin répond que : « la partie [de la science] dont on se sert parce qu’on en a besoin est en acte, et c’est elle qui est mise en avant ; pourtant les autres parties suivent, même si elles restent en retrait puisqu’elles sont en puissance, et toutes ses parties se trouvent dans celle dont on se sert. »[67] On retrouve ici cette notion de ‘chose en puissance’ que nous évoquions précédemment avec cette idée que tout n’est pas là dans les faits, mais que tout pourrait être là, tout est en puissance, disponible. Autrement dit, mon âme et celle de mon prochain me semblent uniques, mais elles sont une seule et même Âme ; cette même Âme est disponible, en puissance. Plotin affirme que l’Âme « a le pouvoir de s’étendre à toutes choses et en même temps elle n’est coupée d’aucune d’entre elles, sans exception. C’est donc la même chose qui est en plusieurs. »[68]
Plotin comprend bien que l’idée que toutes les âmes n’en sont qu’une va contre le sens commun, la perception simple de la réalité. Selon lui, « si nous restons incrédules devant cela, c’est en raison de notre faiblesse et parce que notre corps le rend obscur. Mais là-bas, toutes les choses sont en pleine lumière. »[69] Là-bas ? À la source de tout, bien sûr, dans l’Un. La conscience commune est confuse et contradictoire, « indiquer comment elle est impure, c’est déjà montrer comment on peut obtenir la pureté »[70], explique Jean Trouillard, et il ajoute que « toute nature est élan vers l’unité, c’est-à-dire vers elle-même. »[71] La notion d’unité de toutes les âmes est indissociable des notions de procession et de conversion.[72]
7.- Conclusion.
Avec l’idée que toutes les âmes n’en sont qu’une, Plotin fait preuve d’originalité. Certes, « il vit avec Aristote et surtout avec Platon, qu’il cite continuellement »[73], mais comment expliquer qu’il se pose « des problèmes qui n’ont jamais été posés par les penseurs auxquels il se réfère ? Comment se fait-il qu’il soit amené, pour les résoudre, à juxtaposer aux images traditionnelles des images nouvelles ? »[74] Selon Émile Bréhier, « tout ces problèmes se ramènent au fond à un seul : c’est le rapport de l’être particulier qui nous avons conscience d’être avec l’être universel. »[75] Probablement faut-il chercher cet intérêt de Plotin dans ses sources non grecques. Égyptien d’origine, ayant vécu à Alexandrie, ce carrefour de l’Orient et de l’Occident, Plotin n’ignorait rien des métaphysiques perses et peut-être même indiennes. Par ailleurs, « il est difficile, et peut-être même impossible, d’énumérer tous les apports de la pensée orientale dans la pensée grecque. »[76] C’est dans cette direction qu’il faut, semble-t-il, chercher les sources de Plotin du moins pour ce qui concerne cette unité des âmes en une seule Âme. Serait-ce exagéré de dire que Plotin, quoique néoplatonicien, fut un théoricien, un théologien, de l’animisme ? J’en prends le risque.
Bibliographie
Sources premières.
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Sources secondes.
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[1] Émile Bréhier, La philosophie de Plotin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1961, p. 144.
[2] Ibidem., p. 38.
[3] Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne, Bruxelles, De Boeck [Le point philosophique], 2003, p. 669.
[4] Agnès Pigler, Plotin, une métaphysique de l’amour, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2002, p. 137.
[5] Lambros Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Bernard Grasset, 1998, p. 705.
[6] Plotin, Traités 7-21, trad. fr. sous la direction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2003. Toutes nos références au texte de Plotin sont extraites de la traduction française de Luc Brisson et Jean-François Pradeau telle qu’elle a été publiée aux éditions GF Flammarion. Dans le but de simplifier la lecture des notes de bas de page, nous nous contenterons à présent de mentionner uniquement la référence établie sur le texte grec.
[7] 4 (IV, 2), 1, 71-76.
[8] Platon, Timée, 34b-37a. Le passage cité par Plotin est au paragraphe 35a. Nos références aux textes de Platon sont extraites de la traduction française sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008. Dans le but de simplifier la lecture des notes de bas de page, nous nous contenterons à présent de mentionner uniquement la référence établie sur le texte grec.
[9] 2 (IV, 7), 10, 1-2.
[10] 6 (IV, 8), 1, 24-25.
[11] Jean-Michel Charrue, Plotin lecteur de Platon, Paris, Société d’édition « Les belles lettres », 1978, p. 15.
[12] Ibidem, p. 29.
[13] Platon, Lois, X, 896a.
[14] Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne, op. cit., pp. 274-275.
[15] Platon, Timée, 69c.
[16] 6 (IV, 8), 28.
[17] Lambros Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, op. cit., pp. 287-288.
[18] 8 (IV, 9), 1, 2.
[19] 8 (IV, 9), 1, 6.
[20] 8 (IV, 9), 1, 9.
[21] Jean Trouillard, La procession plotinienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1955, p. 12.
[22] cf. Ibidem, p. 6.
[23] 8 (IV, 9), 1, 10.
[24] cf. Plotin, Traités 7-21, op. cit., p.51.
[25] 8 (IV, 9), 1, 11.
[26] 8 (IV, 9), 1, 12.
[27] 8 (IV, 9), 1, 13.
[28] 8 (IV, 9), 1, 15.
[29] 8 (IV, 9), 1, 19.
[30] 46 (I, 4), 1, 18.
[31] Platon, Timée, 76e-77a.
[32] 8 (IV, 9), 1, 22.
[33] Émile Bréhier, op. cit., p. 31.
[34] Ibidem, p. 38.
[35] 8 (IV, 9), 2, 2.
[36] 27 (IV, 3), 26, 1-3. Les traités 27-29, placés par Porphyre dans la quatrième Ennéade, forment une unité intitulée Sur les difficultés relatives à l’âme. Ce texte, le plus long traité sur l’âme, qui reprend des difficultés qui ont déjà été abordées par Plotin dans les traités chronologiquement antérieurs, constitue un exposé approfondi sur le sujet.
[37] 8 (IV, 9), 2, 6-7.
[38] 8 (IV, 9), 2, 9-10.
[39] 8 (IV, 9), 2, 13-15.
[40] 8 (IV, 9), 2, 22-23.
[41] 8 (IV, 9), 2, 24.
[42] Platon, Timée, 35 a-b.
[43] 8 (IV, 9), 2, 33-35.
[44] 8 (IV, 9), 3, 12-15.
[45] 8 (IV, 9), 3, 17.
[46] Émile Bréhier, op. cit., p. 59
[47] 8 (IV, 9), 3, 18.
[48] Jean-Marc Narbonne, La métaphysique de Plotin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2001, p. 19.
[49] 8 (IV, 9), 3, 20-23.
[50] 8 (IV, 9), 4, 1.
[51] 27 (IV, 3), 19, 1-4.
[52] 27 (IV, 3), 19, 9-10.
[53] 27 (IV, 3), 19, 14-15.
[54] 30 (III, 8), 10, 2.
[55] 30 (III, 8), 10, 14-16.
[56] 30 (III, 8), 10, 20.
[57] 8 (IV, 9), 4, 7.
[58] Plotin, Traités 7-21, trad. fr. sous la direction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2003, note 126, p. 198. Ce commentaire est de Francesco Fronterotta.
[59] 8 (IV, 9), 4, 10.
[60] 27 (IV, 3), 9, 37.
[61] 27 (IV, 3), 9, 43-44.
[62] 8 (IV, 9), 4, 17.
[63] 8 (IV, 9), 4, 18-19.
[64] Aristote, De l’âme, II, 11, 424a19.
[65] 8 (IV, 9), 4, 26.
[66] 8 (IV, 9), 5, 3-4.
[67] 8 (IV, 9), 5, 14-15.
[68] 8 (IV, 9), 5, 5-6.
[69] 8 (IV, 9), 5, 27-29.
[70] Jean Trouillard, La purification plotinienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1955, p. 5.
[71] Ibidem, pp. 5-6.
[72] Pour rappel, la procession est ce mouvement qui fait dériver la totalité du réel à partir de l’Un. La conversion, c’est le retour vers l’Un. Ces deux mouvements sont le moteur de la métaphysique plotinienne. Ils ne se déploient pas dans l’espace-temps, mais ils sont comme une respiration permanente créant les différents plans de la réalité que l’on nomme hypostases : l’Un, l’Intelligence et l’Âme qui produit le monde sensible.
[73] Émile Bréhier, op. cit., p. 109.
[74] Ibidem, p. 110.
[75] Idem.
[76] Émile Bréhier, op. cit., p. 120.
24 juillet 2010
PHILOSOPHIE