Remarque importante: Cette étude comprend en fait seize chapitres sans compter l’introduction et la conclusion. Pour des raisons de confidentialité, six chapitres seulement ont été publiés dans mon blog. Les dix autres chapitres analysent la partie empirique de l’étude. Les personnes qui seraient intéressées par leur lecture sont priées de prendre contact avec moi. Voici pour finir la discussion et la conclusion.
Discussion.
Arrivé au terme de cette étude sur les injures homophobes et la construction d’identité des homosexuels, le moment est venu de dégager quelques traits saillants des résultats obtenus. Mon échantillon de sujets est évidemment beaucoup trop petit pour que mes résultats aient une portée universelle, mais nous avons là dix-huit hommes habitant en Belgique et qui ont en commun leur orientation homosexuelle. Au-delà de ces points communs, nous constatons que leur histoire personnelle, leur rapport à l’injure, leur rapport à leur homosexualité sont très différents. Lors de mes entretiens, j’ai d’abord cherché à déterminer le moment de la découverte de leur homosexualité. À partir de là mes questions ont porté sur l’injure et ses effets, soit avant leur internal coming out, soit après. Je m’attendais à certains résultats, mais je dois dire que j’ai aussi été surpris par d’autres. Voyons cela par le détail. Que presque tous mes sujets aient entendu des injures homophobes avant leur internal coming out, c’est un résultat auquel je m’attendais, tant ce type d’injures est banalisé y compris chez les plus jeunes enfants. J’ai été surpris de constater qu’un tiers de mes sujets déclarent avoir été la cible d’injures homophobes. Un tiers, c’est beaucoup, dès lors qu’il s’agit d’une période de leur vie où ils n’avaient pas conscience de leur homosexualité. Cela veut-il dire que les autres en avaient conscience ? Est-ce par hasard ? On pourrait en effet concevoir que ces injures soient adressées à tout le monde et que, de temps en temps, elles touchent des jeunes qui, plus tard, découvriront leur homosexualité. Il faut aussi tenir compte d’un biais important, celui de la mémoire et de la reconstruction de souvenirs. Les sujets peuvent atténuer certaines réactions ou les exagérer, ils peuvent surtout contaminer des souvenirs antérieurs à leur internal coming out avec des souvenirs postérieurs. Que tous mes sujets aient entendu des injures homophobes après leur internal coming out, c’est aussi un résultat auquel je m’attendais. Mais ma surprise a été grande de constater que presque tous déclarent avoir été victime de ce type d’injures. Les résultats de l’étude montrent que ces injures provoquaient des réactions immédiates chez mes sujets. C’était ma première question de recherche. L’injure spécifique, celle qui est adressée directement à l’injurié conduit à un ‘vidage narcissique’, une sorte de panique, qui l’empêche de se défendre. Elle semblait effectivement laisser mes sujets sans voix et sans autre réaction qu’une panique qui empêchait toute intervention. L’injure non-spécifique, celle qui ne lui est pas directement adressée, peut l’amener à une angoisse paranoïde liée à un sentiment d’impuissance et d’écrasement. Il m’a été plus difficile de cerner ce sentiment d’impuissance et d’écrasement, mais une chose est certaine, mes sujets se gardaient bien de réagir à une injure non-spécifique afin de ne pas se dévoiler et prendre le risque de s’exposer eux-mêmes à l’injure. Les résultats de l’étude montrent également que des stratégies étaient mises en place pour vivre avec la blessure de l’injure homophobe. C’était ma deuxième question de recherche. L’injurié est blessé, il n’a pas envie de se retrouver à nouveau confronté à l’injure. Deux attitudes, diamétralement opposées peuvent alors se développer. La première consiste à garder la plus grande discrétion sur son orientation homosexuelle. Il s’agit d’essayer de ne pas offrir une prise à l’injurieur. Cette position est évidemment inutile en cas d’injure non-spécifique, mais elle permet peut-être d’éviter les injures spécifiques. La deuxième attitude consiste à revendiquer cette orientation homosexuelle. C’est probablement une fanfaronnade. Elle donne l’impression d’être bien à l’aise son homosexualité. L’avantage est que l’injurieur est décontenancé. L’injure semble n’avoir plus d’effet et donc elle perd de son intérêt. Enfin, les résultats de l’étude montrent que les injures homophobes pourraient avoir des conséquences sur le processus identitaire. C’était ma troisième question de recherche. Mes sujets ont élaboré certaines stratégies de protection de l’estime de soi, comme la mise en place de désidentificateurs, un contrôle de l’information sur son « stigmate », comme dirait Goffman, qui va dans le sens d’une plus grande discrétion, ou bien la revendication d’une identité négative, c’est-à-dire la fierté d’être homosexuel. Dans la lutte pour la reconnaissance qui est propre à tous les êtres humains, mes sujets ont souvent été confronté à un déni qui s’exprimait sous les trois formes de mépris répertoriées par Honneth : l’agression physique, l’humiliation, le dénigrement social. Notons que l’humiliation qui est souvent évoquée dans les entretiens consiste en un doute sur la virilité ce qui semble provoquer une grande souffrance chez mes sujets. À cet égard, le film La Cage aux Folles est souvent évoqué comme l’œuvre la plus exemplative d’une fausse image de l’homosexualité. Pour se construire une identité sociale, mes sujets se sont, pour la plupart, reconnus comme membres de la communauté homosexuelle, même pour une courte période au moment de la découverte de leur homosexualité. Ce sentiment d’appartenance a donc joué son rôle, celui de renforcer l’estime de soi, même si beaucoup d’entre eux ne se reconnaissent plus dans une communauté dont ils reconnaissent l’utilité, mais qu’ils trouvent hétérogène et peu représentative de leur mode de vie. J’en viens maintenant à mon hypothèse de départ : Les injures homophobes entendues par un individu dès son plus jeune âge, c’est-à-dire avant même qu’il ne connaisse son orientation sexuelle, ont, lorsque cet individu s’avère être homosexuel, un impact négatif sur l’acceptation de son homosexualité (internal coming out) et retardent, ou empêchent, la possibilité d’en parler à son entourage (external coming out). Les résultats obtenus dans cette étude, montrent que, pour mes dix-huit sujets, les injures ont pu avoir un impact négatif sur l’acceptation de leur homosexualité. C’est un impact qu’il est évidemment difficile de mesurer, car les injures ne sont pas seules en cause. L’image négative de l’homosexualité a un impact tout aussi négatif. Le modèle familial (hétérosexuel) proposé ne peut que renforcer la difficulté de s’accepter comme différent. C’est donc tout un contexte négatif, où l’injure est sans doute l’élément le plus blessant, qui pèse sur l’acceptation de son homosexualité et qui retarde, ou empêche, la possibilité d’en parler à son entourage.
Conclusion
Par prudence, j’ai intitulé cette étude: Les injures homophobes et la construction d’identité des homosexuels. Je n’ai pas voulu, dès le départ, parler de l’impact des injures homophobes. Cet impact est pourtant apparu au fil de mes entretiens avec mes dix-huit sujets, même s’il reste difficile à isoler d’un contexte général négatif qui entoure l’homosexualité. Aborder le sujet de l’injure est un travail complexe qui nécessite l’approche conjuguée de la linguistique, de l’histoire de la pensée, de la psychologie et de la sociologie. Entreprendre de parler d’un sujet aussi vaste que l’homosexualité est encore plus difficile. J’ai donc conscience de n’avoir qu’effleurer une problématique. Pour ce qui est de l’effet des injures homophobes sur la construction d’identité des homosexuels, je pense qu’une approche psychosociologique ne suffit pas. Car une question primordiale reste posée : Pourquoi injurie-t-on les homosexuels ? La réponse est peut-être d’ordre anthropologique et nous fait remonter à la préhistoire. L’homme primitif n’a qu’une volonté à part survivre, c’est de maintenir l’ordre cosmique. Les religions, les traditions, les lois alimentaires n’ont pas d’autres buts. Tout doit rester en place, ce qui n’est pas à sa place est tabou. Le changement fait peur. Dès les origines, l’homosexualité est donc considérée comme un comportement tabou. D’une certaine manière, c’est toujours le cas aujourd’hui. Qu’est-ce qui dérange chez l’homosexuel ? C’est que l’on considère qu’il n’est pas tout à fait un homme. On lui attribue des attitudes féminines (qui ne sont pas toujours vérifiées). C’est donc un homme qui n’est pas à sa place d’homme. Et qu’est-ce donc que la place d’un homme ? La réponse pourrait être longue. Rappelons-nous simplement que : « Les garçons ne pleurent pas ! » et « Tu ne vas quand même pas te conduire comme une fille ! » Oui, ce que l’on injurie à travers les homosexuels, ce sont finalement les femmes. Je laisse la parole à l’un de mes sujets, A., qui affirme : « Ce sont des considérations machistes. C’est le féminin qui est rejeté. Ce qui doit changer, c’est le rapport que les hommes ont avec les femmes. Quand ce rapport sera amélioré, il n’y aura plus d’homophobie. » Il serait, dès lors, intéressant d’effectuer une étude semblable à la mienne auprès de lesbiennes et de comparer les résultats. L’autre question, c’est que pouvons-nous faire ? Faut-il légiférer ? Une loi contre l’homophobie permettrait-elle d’endiguer les comportements et les injures homophobes ? J’en doute fort. Il y a des lois pour condamner l’antisémitisme, par exemple, cela n’empêche en rien certains énergumènes de profaner des tombes juives ou de mettre le feu à des synagogues. Alors faut-il renoncer à une loi spécifique à l’homophobie ? Il y a l’exemple de la France qui, le 30 décembre 2004, a crééla Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité. Elle punit les injures envers une « personne ou un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle. » Le député UMP du département du Nord, Monsieur Christian Vanneste, qui avait farouchement combattu ce texte, a été le premier condamné, en France, pour homophobie. Il avait affirmé : « Je n’ai pas dit que l’homosexualité était dangereuse, j’ai dit qu’elle était inférieure à l’hétérosexualité. Si on la poussait à l’universel, ce serait dangereux pour l’humanité. » Les tribunaux ont considéré que cette affirmation constituait une injure. Son effet est d’autant plus important qu’elle provient d’une personne faisant autorité. Alors faut-il une loi contre l’homophobie ? Ou bien faut-il plutôt éduquer la population ? Faut-il avoir une attitude active comme celle de la Communauté Française de Belgique, qui a fait distribuer dans les écoles primaires et secondaires un manuel pédagogique intitulé « Combattre l’homophobie » ? La parole est aux juristes et aux politiques.
7 août 2009
PSYCHOLOGIE / HOMOSEXUALITÉ