Pythagore
« Premier maître universel »[1] pour Hegel, Pythagore est à l’origine d’une communauté que Nietzsche compare à un « ordre d’aristocrates »[2]. Jean-François Mattéi affirme que « l’école pythagoricienne fut le premier modèle d’une société secrète, et donc fermée sur ses particularités, en même temps que le premier exemple d’une société ouverte sur l’universel par son rôle politique et l’importance accordée à la philosophie. »[3] La société pythagoricienne présente, en effet, un double visage. Elle est autant un milieu philosophique qu’un groupement politico-religieux dont l’une des caractéristiques est de suivre une réglementation stricte des nourritures. Cette réglementation consiste en divers tabous alimentaires qui portent principalement sur la consommation de viande et de fèves. Faut-il voir là « les débris d’un folklore où il n’y a rien à comprendre »[4], comme le prétendait Léon Robin ? Ou bien ces restrictions alimentaires s’inscrivent-elles dans le système philosophique de Pythagore ? Si nous voulons comprendre le sens de cette réglementation, il nous faut commencer par examiner les sources, or nous ne possédons aucun fragment des textes que Pythagore aurait écrit. Quant aux témoignages, ils sont largement postérieurs. Pour l’historien Timée de Tauroménium, Pythagore était végétarien et ne sacrifiait qu’à l’autel d’Appolon Génétor, à Délos, qui n’acceptait pas de victimes animales. Le philosophe néoplatonicien Jamblique confirme que Pythagore ne mangeait pas de viande et ne pratiquait pas de sacrifice sanglant. Quant au doxographe Diogène Laërce, il affirme que Pythagore « interdisait même de tuer, sans parler de se nourrir des animaux dont l’âme possède en commun avec nous la justice. Mais ceci n’était que le prétexte : en vérité, il interdisait de se nourrir des animaux, pour entraîner et habituer les hommes à une vie simple, de telle sorte qu’en mangeant des aliments qui ne nécessitaient pas de cuisson, et en buvant de l’eau pure, leurs nourritures fussent aisées à trouver. »[5] Une opinion largement répandue voudrait que les pythagoriciens, adeptes de la métempsychose, ne s’abstiennent de viande que dans l’unique but de protéger les animaux susceptibles de porter la réincarnation d’une âme humaine. De son côté, Diogène Laërce n’y voit qu’un prétexte pour habituer les hommes à une vie ascétique ou moins civilisée au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss[6]. Ces deux opinions ne peuvent nous satisfaire pleinement car elles ne tiennent pas compte du caractère contradictoire des témoignages sur les pythagoriciens. Ainsi, le pythagoricien Milon, le propre gendre de Pythagore selon Jamblique, était connu pour sa gloutonnerie.[7] Pythagore lui-même aurait consommé de la viande selon Aristoxène de Tarente.[8] L’helléniste Marcel Detienne résume ainsi ce paradoxe : « Pythagore et ses disciples mangeaient-ils ou non de la viande ? La question ne se pose pas seulement parce qu’elle naît dans l’esprit des historiens du mouvement pythagoricien ou parce qu’elle fait partie de la problématique de l’historiographie du IVe siècle. Elle se pose parce qu’elle est un problème réel du pythagorisme, un problème qui se formule dans la pratique sociale des pythagoriciens et qui s’énonce à travers les comportements différents de certains membres de la secte, en particulier des plus éminents d’entre eux. »[9] C’est probablement dans la philosophie même des pythagoriciens, et plus spécifiquement dans leur conception du rapport de l’homme aux dieux, qu’il faut chercher l’origine de leurs restrictions alimentaires. La notion d’harmonie qui unirait deux principes contradictoires les conduit à une vision dualiste de la réalité. « Les pythagoriciens accentuent tellement cette dualité qu’elle produit une scission, entraînant également deux formes d’enseignement »[10], explique Lambros Couloubaritsis. Marcel Detienne fournit une explication[11]. Il constate que les disciples qui ne pratiquent pas le végétarisme ne mangent cependant pas n’importe quelle viande. De même, lorsqu’il y a sacrifice sanglant, il convient de distinguer deux types de victimes sacrificielles. Il existe donc un code précis qui trouve son origine dans le mythe de l’Âge d’Or évoqué dans le XVe livre des Métamorphoses d’Ovide, « un Âge d’Or où la terre produit d’elle-même les plus beaux fruits, où hommes et bêtes vivent ensemble dans la justice réciproque. »[12] Ainsi, Pythagore et ses disciples voudraient rappeler l’harmonie d’une sorte de paradis perdu et appeler, par la codification de leur conduite, le retour de l’Âge d’Or. Ce désir de retour à une époque mythique idéale est, sans doute, à rapprocher de celui qui s’exprime dans la Bible. Le Lévitique, dont la rédaction remonte probablement aux VIe et Ve siècles, à l’époque de Pythagore, est un code de lois qui réglementent le système sacrificiel et qui prescrit de stricts interdits alimentaires. L’anthropologue Mary Douglas[13], suivant en cela Claude Lévi-Strauss, explique que le sens d’un interdit particulier doit être recherché à l’intérieur d’un système global de significations. Or, dit-elle, il y a deux niveaux de compréhension de ces lois. L’un est analogique, héritier de la pensée mythique. Il consiste à expliquer un commandement par un autre qui en élargit le sens. L’autre est dialogique et discursif. Il découle de l’héritage aristotélicien et favorise l’argumentation.
Notre difficulté à comprendre le sens des restrictions alimentaires, tant dans le Lévitique que chez les pythagoriciens, provient peut-être de notre incapacité à rentrer dans un mode de pensée mythico-religieux. Appliquer une pensée rationnelle à un enseignement mythique nous mène à l’aporie.
[1] Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. I, trad. fr. Pierre Garniron, Paris, Vrin, 1971, p. 72. [2] Friedrich NIETZSCHE, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, trad. fr. Geneviève Bianquis, Paris, Gallimard, « Idées », 1969, p. 18. [3] Jean-François MATTÉI, Pythagore et les pythagoriciens, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1983, p. 19-20.
[4] Léon ROBIN, La pensée hellénique des origines à Épicure, Paris, PUF, 1942, p. 35.
[5] Diogène LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre VIII, trad. fr. Marie-Odile Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 1999, p. 951-952.
[6] Claude LÉVI-STRAUSS, L’Origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 398.
[7] Marcel DETIENNE, Les jardins d’Adonis, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 66-67.
[8] Ibid., p. 65.
[9] Ibid., p. 287-288.
[10] Lambros COULOUBARITSIS, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Grasset, 1998, p. 173-174.
[11] Marcel DETIENNE, op. cit., p. 80.
[12] Ibid., p. 82.
[13] Mary DOUGLAS, L’anthropologue et la Bible, trad. fr. Jean L’Hour, Paris, Bayard, 2004.
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Bibliographie
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22 septembre 2009 à 1:49
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