Remarque importante: Cette étude comprend en fait seize chapitres sans compter l’introduction et la conclusion. Pour des raisons de confidentialité, six chapitres seulement seront publiés dans mon blog. Les dix autres chapitres analysent la partie empirique de l’étude. Les personnes qui seraient intéressées par leur lecture sont priées de prendre contact avec moi.
Article écrit par Patrick Hannot.
Chapitre 4
La problématique de l’homosexualité.
4.1. L’invention d’une identité.
Parler d’homosexualité revient à se heurter à un problème de définition.[1] Parlons-nous de comportements ou d’une spécificité attribuée à la personnalité ? Ce qui semble certain, c’est que les comportements homosexuels ont été présents à toutes les époques et dans toutes les sociétés humaines.[2] Chaque société a donc défini un cadre social, juridique ou religieux pour ces comportements. Il a fallu attendre la fin du 19ème siècle, avec l’invention du terme « homosexualité »[3], et le début du 20ème siècle, avec les premières théories sexologiques[4], pour que le discours sur les comportements homosexuels se transforme en un discours sur l’identité homosexuelle. L’identité homosexuelle est donc une création tardive. Elle va connaître son paroxysme avec la création du Gay Liberation Front à la fin des années 1960 en Californie. Ce mouvement libertaire aura son mythe fondateur : les émeutes du Stonewall Inn à New York qui durèrent tout le week-end du 27 au 30 juin 1969[5]. De jeunes homosexuels, lassés d’un énième contrôle policier, se révoltèrent et obtinrent gain de cause : un changement d’attitude des autorités.[6]
Quarante ans après cet évènement nous pouvons faire trois constatations :
- Le mouvement de libération des homosexuels s’est implanté dans toutes les démocraties du monde sous la forme d’associations et de regroupements divers.
- La sub-culture homosexuelle, discrète tout au long du 20ème siècle, s’est révélée sous le nom de « culture gay » à partir des années 1970.
- Les sciences sociales ont commencé à étudier l’homosexualité, notamment aux Etats-Unis, dans les années 1980 sous le nom de Gay and Lesbian Studies et dans les années 1990 sous le nom de Queer Theory.
4.2. La construction sociale d’un mode de vie gay.
Être homosexuel aujourd’hui, c’est appartenir à une catégorie au sens où l’entendait Tajfel. Cette catégorie (l’endogroupe) a été décrite et délimitée. La société (l’exogroupe) s’attend à ce que l’homosexuel vive en fonction des attentes stéréotypées. Celui qui ne s’y soumettrait pas provoquerait l’incompréhension. Corollairement, l’adolescent qui se découvre homosexuel pense qu’il doit se conformer à ces attentes. C’est ainsi qu’un mode de vie gay s’est mis en place. Il s’agit d’une construction sociale. De même, la notion de culture gay semble être une construction sociale. Elle est, en tout cas, contestable et contestée par un certain nombre d’écrivains et d’artistes homosexuels.[7] Le philosophe Ian Hacking[8] questionne la tendance actuelle des sciences sociales à déceler pour un très grand nombre de faits et de concepts une construction sociale. Il distingue l’essentialisme du constructionnisme. Selon lui, les idées ou les concepts ne se forment pas dans le vide. Ils se forment au sein d’une matrice. « Quand nous lisons quelque chose sur la construction sociale de X, c’est très communément l’idée de X (dans sa matrice) qui est évoquée. »[9] Constructionnisme et essentialisme ne sont pas nécessairement à opposer. « Qu’en est-il de la construction de la ‘culture homosexuelle’ ? Est-on en train de nous dire comment l’idée qu’une telle culture existe a été construite, ou bien que la culture elle-même a été construite ? Dans ce cas, une thèse de construction sociale se référera à la fois à l’idée de la culture et à la culture elle-même, ne fut-ce que parce qu’une certaine idée de la culture homosexuelle fait aujourd’hui partie de la culture homosexuel. »[10] La culture gay, et, au-delà, le mode de vie des homosexuels, est probablement une construction sociale, mais qui n’a pu naître que dans une matrice, au sens utilisé par Hacking. La culture gay, le milieu gay, la communauté gay, sont une création intersubjective qui repose sur ce qui étaient auparavant des faits, des comportements, des attitudes que les scientifiques ont qualifiés, à partir de 1860, d’homosexuels. Ce serait donc un non-sens de parler d’une communauté gay dans la Rome antique, même s’il est connu qu’il existait des bordels de garçons à l’usage des hommes, et dire, par exemple, que l’empereur Adrien était homosexuel serait un anachronisme, même s’il est avéré qu’il a entretenu des rapports sexuels avec des personnes de son sexe. Dire que le mode de vie gay actuel est une construction sociale n’est pas affirmer qu’il s’agisse d’une construction ex nihilo. Cependant, la visibilité, toute relative, que permet la société contemporaine induit une problématique nouvelle, celle du coming out. S’il aurait été impensable pour Marcel Proust, par exemple, de révéler son orientation sexuelle à sa mère, il est convenu, aujourd’hui, que tout homosexuel qui souhaite vivre en harmonie avec lui-même traverse cette étape.
4.3. Le coming out ou l’affirmation de son homosexualité.
Rappelons-le, la société est « hétérocentrée », la norme en matière d’orientation sexuelle est celle de l’hétérosexualité. Cela signifie qu’il y a un moment de sa vie où le jeune homosexuel ne sait pas encore qu’il l’est. Il se croit hétérosexuel, comme tout le monde. Il peut même n’avoir aucune idée de ce qu’est l’homosexualité. Il va découvrir, généralement à la puberté ou à l’adolescence, qu’il est attiré par des personnes de son propre sexe. Il va découvrir qu’il n’est pas comme tout le monde. Il devient alors possesseur d’un secret qu’il a envie de partager. Mais avec qui ? Ne risque-t-il pas se mettre en danger en en parlant ? « Coming out signifie dire à soi-même et aux autres la vérité à propos de sa sexualité. Pour ceux qui émergent d’une longue période de déni, cela peut être une perspective terrifiante, mais le coming out est le point de départ de la libération. »[11] L’expression coming out n’est pas anodine, elle est « la métaphore qui définit par excellence la mobilisation homosexuelle depuis ses débuts »[12]. En fait, l’expression complète est « coming out of the closets ». C’est la sortie du placard, comme disent les Québécois, ou plus exactement des placards. « La plupart des lesbiennes et des gays expérimentent non pas un mais une série de placards »[13]. Dans notre société, nous avons tendance à cloisonner les différents aspects de notre vie. Il est dès lors compréhensible que certains homosexuels ne soient pas prêts à ouvrir tous les placards et qu’ils ne jugent pas utile, par exemple, de révéler leur homosexualité à leurs collègues de bureau alors qu’ils s’en sont ouverts à leurs proches amis. Le sociologue et américaniste Éric Fassin a brillamment analysé le caractère paradoxal du coming out.[14] Pour lui, le coming out est un rite de passage qui organise la vie homosexuelle sur un modèle binaire, avec un « avant » et un « après ». Le paradoxe est que le coming out ne change pas la situation de l’homosexuel. La sortie de l’épistémologie du placard, selon l’expression de Eve Sedgwick[15], n’est qu’une illusion politique. En d’autres termes : « Se dire homosexuel, c’est rejoindre une communauté et récupérer une identité propre et non plus imposée : se classer, pour ne plus être classé. Cette stratégie a bien sûr un côté ingénu, sinon utopique. Paradoxalement, les homosexuels qui sortent du placard sont renvoyés à leur homosexualité : ils s’étiquettent, oui, mais ils sont immédiatement réduits à cette étiquette. Dans notre société, les homosexuels qui vivent ouvertement leur orientation savent que leurs amis et collègues hétérosexuels les voient avant tout comme homosexuels : ils deviennent ‘mon copain pédé’, ‘ma voisine lesbienne’, ‘l’écrivain gay’, comme si l’homosexualité était leur attribut le plus essentiel. »[16] Je citais plus haut Terry Sanderson pour qui le coming out consiste à « dire à soi-même et aux autres la vérité à propos de sa sexualité ». Jusque dans les années soixante, « les autres » étaient les autres homosexuels. Aujourd’hui, ce sont tous les autres, c’est-à-dire principalement les hétérosexuels, c’est-à-dire sa famille, ses amis, ses collègues, ses voisins. Mais je voudrais souligner la première partie de cette définition : « dire à soi-même ». Je me permettrai de distinguer deux étapes dans ce coming out et de clairement les séparer. Le dire à soi-même vient avant le dire aux autres. Et il n’y a pas de dire aux autres sans dire à soi-même. J’appellerai cette première étape internal coming out et je la distinguerai donc de l’external coming out que je réserverai au dire aux autres.[17]
4.4. L’internal coming out ou l’acceptation de son homosexualité.
C’est la première étape de l’acceptation de son orientation homosexuelle. Elle survient après une prise de conscience liée à un passage à l’acte ou à un fantasme. C’est la capacité pour l’individu de se dire « Je suis homosexuel », de mettre des mots sur ce qu’il ressentait déjà, peut-être, de manière confuse. Cette prise de conscience, qui se fait généralement à l’adolescence, vient bousculer toutes les certitudes de l’individu. Rien n’a préparé le jeune homosexuel à cette confrontation avec lui-même. Surmoi et idéal du moi ne font pas bon ménage avec une orientation sexuelle imprévue. Il risque donc de se retrouver en présence d’une sorte d’homophobie intériorisée. Par ailleurs, il va devoir faire le deuil de l’hétérosexualité qui lui a été inculquée depuis sa naissance. Deux autres réactions peuvent également se produire : le refoulement ou le déni. La pulsion homosexuelle est refoulée et l’individu, en toute bonne foi, ne sait pas qu’il est homosexuel, avec ce que cela suppose d’échecs dans le refoulement, ou alors, il y a déni. L’individu ne veut pas céder à sa pulsion et cela peut le conduire jusqu’au suicide. « De nombreuses études montrent que le taux de suicide est extrêmement élevé chez l’adolescent homosexuel. Aux Etats-Unis, les jeunes homosexuels (des deux sexes) représentent le tiers de tous les suicides juvéniles (alors que les homosexuels ne constituent tout au plus que 5 ou 6% de la population).[18] La précédente affirmation est difficilement vérifiable tout autant qu’il est quasiment impossible d’évaluer correctement le pourcentage de population homosexuelle dans une société puisqu’il faudrait pour cela définir clairement ce que nous entendons par homosexualité[19]. Cependant, il semble qu’il y ait une corrélation entre le suicide chez les jeunes et le refus d’accepter son homosexualité. « Dans leur étude sur le vécu des hommes et femmes homosexuels, Jay et Young (1977) révélaient que 40% des hommes interrogés avaient attenté à leur vie ou y avaient sérieusement songé ; ces auteurs indiquaient aussi que 53% de ces répondants croyaient précisément que leurs tentatives de suicide étaient liées de près à leur orientation sexuelle. Bell et Weinberg (1978) (…) font état d’une proportion et d’un constat similaires : 58% de leurs répondants homosexuels sont persuadés qu’il y a un lien direct entre leurs tentatives de suicide et leur homosexualité. Dans une enquête menée auprès de 137 jeunes hommes gais et bisexuels, Remafedi et autres (1991) indiquent que près du tiers des participants interrogés ayant mentionné avoir tenté de se suicider l’avaient fait l’année même où ils s’étaient identifiés comme gais ou comme bisexuels. »[20] Accepter sa propre homosexualité n’est donc pas un parcours facile, mais lorsque la prise de conscience s’installe, la nécessité de la faire partager aux autres s’impose comme nous l’avons vu plus haut. Ce coming out présente également un certain nombre de difficultés.
4.5. La difficulté du coming out.
Notre société est devenue tolérante vis-à-vis de l’homosexualité, mais elle maintient des limites. En effet, « si l’existence sociale de l’homosexualité est tolérée, son expression politique l’est peu, et sa reconnaissance symbolique encore moins. »[21] C’est que les stéréotypes demeurent. Les homosexuels sont acceptés, mais ils doivent conserver les rôles que la société leur a attribué. « L’homosexuel – puisque après tout il y en a – doit être enfin lui-même. Il doit être cohérent, consistant, homogène, descriptible. Il doit avoir un comportement d’homosexuel, un mode de vie d’homosexuel, s’habiller, parler, de façon qu’on le reconnaisse… Sur lui plus encore que sur d’autres groupes pèse une présomption d’identité. »[22] La sortie du placard peut ainsi devenir une nouvelle forme d’enfermement. Le coming out est nécessaire à l’homosexuel pour ne pas être seul, pour rejoindre des semblables, une « communauté ». On retrouve ainsi les processus de socialisation des stigmatisés, tels que les décrivait Goffman[23]. À ceci près que la « communauté » homosexuelle est à ce point hétérogène qu’on peut la considérer comme purement virtuelle. Il y a cependant au centre des villes ce que les homosexuels appellent des ghettos. « Le ghetto (…) porte bien son nom, pourvu qu’on en perçoive l’ironie : il rappelle que tous les quartiers ne sont pas également sûrs pour des personnes homosexuelles qui voudraient qu’un baiser sur la bouche ne relève pas toujours de l’héroïsme inconscient. »[24]
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Porteur de « stigmate », l’homosexuel est confronté au rejet. Il s’agit, certes, du rejet de la différence, mais, comme dans le cas de la prostituée ou du repris de justice, il y a dans ce rejet une forte connotation morale. Bien que le regard de notre société ait évolué depuis près de quarante ans, l’homosexuel est encore rejeté parce qu’il est considéré comme un vicieux, un dépravé, un pervers. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le recueil d’injures qui a été publié suite au mariage, non validé, célébré à la mairie de Bègles en France. Il suffit de se rappeler les nombreuses plaisanteries et termes injurieux qui prennent pour cible l’homosexualité et les homosexuels. Je me propose donc d’étudier les mécanismes du discours de rejet des homosexuels.
[1] Jacques CORRAZE, L’homosexualité, PUF Que sais-je?, 1982, p.7.
[2] Ibidem, pp. 18 à 28.
[3] Le terme est créé vers 1860 par le Dr. Karoly Maria Benkert. Notons que le terme « hétérosexualité » n’apparaît que vingt ans plus tard.
[4] Sigmund Freud, Magnus Hirschfeld, Havelock Ellis, etc.
[5] Cette révolte est à l’origine dela Gay Pride Parade qui a lieu chaque année dans plusieurs villes du monde.
[6] Warren JOHANSSON, Stonewall Rebellion in Wayne R. DYNES, Encyclopedia of Homosexuality, Garland Publishing, New York, 1990, Vol. 2, p. 1251 et suivantes.
[7] Patrick HANNOT, Culture gay ou gays dans la culture? in Tels Quels n°167, Bruxelles, septembre 1998.
[8] Ian HACKING, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? La Découverte, Paris, 2001. Première édition en anglais, 1999.
[9] Ibidem, p. 26.
[10] Ibidem, p. 48.
[11] Terry SANDERSON, How to be a Happy Homosexual, The Other Way Press, Londres, 1995, p. 30. Traduction personnelle.
[12] Éric FASSIN, « Out », la métaphore paradoxale, in Louis-Georges TIN, Homosexualités, expression/répression, Stock, Paris, 2000, p. 182.
[13] Steve HOGAN et Lee HUDSON, Completely Queer, First Owl Books Edition, New York, 1999, p. 424. Traduction personnelle.
[14] Éric FASSIN, op. cite.
[15] Eve K OSOFSKY SEDGWICK, Epistemology of the Closet, University of California Press, Berkeley, 1990.
[16] Marina CASTANEDA, Comprendre l’homosexualité, Robert Laffont, Paris, 1999, pp. 86-87.
[17] L’expression coming out, en anglais, étant consacrée par le langage usuel, j’ai forgé mes deux nouvelles expressions à partir de l’anglais.
[18] Ibidem, p. 70.
[19] Qui est homosexuel ? Celui qui se définit comme tel ou celui dont on dit qu’il l’est ? Celui qui a des fantasmes homosexuels ou celui qui pratique des actes homosexuels ? Celui qui a des rapports homosexuels occasionnels ou celui qui a des rapports homosexuels réguliers ? Un homme marié et père de famille qui a de temps en temps des rapports homosexuels va-t-il être considéré comme hétérosexuel ou homosexuel ?
[20] Michel DORAIS, Mort ou fif, la face cachée du suicide chez les garçons, VLB, Montréal, 2001, p. 21.
[21] Louis-Georges TIN, Homosexualités, expression / répression, Stock, Paris, 2000, p. 13.
[22] Ibidem, p. 216.
[23] Erving GOFFMAN, op. cite, p. 46.
[24] Philippe MANGEOT, Communautarisme, in Louis-Georges TIN, Dictionnaire de l’homophobie, PUF, Paris, 2003, p. 100.
12 juillet 2009
PSYCHOLOGIE / HOMOSEXUALITÉ